mobilite | 30/11/22

La démobilité, en réponse ou à l'épreuve des récentes crises systémiques ?

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Évolution d’un concept sous le prisme de l’actualité

« Toute crise constitue un accélérateur de changement ». Si ce précepte est depuis bien longtemps accrédité dans le champ des politiques publiques par la sphère académique, son authenticité reste aujourd’hui à démontrer lorsqu’il se rapporte aux organisations. En effet, pour Bruno Simon, auteur de l’article “Le management face aux crises : la représentation d’un sujet défaillant”, si l’approche managériale s’est progressivement adaptée au sein des entreprises pour répondre aux situations de conflit par des pratiques de négociation ou de médiation, il n’en est pas toujours allé de même lors des situations de crise.

 

Un contexte favorable au changement

Dans un précédent article dédié à la « démobilité » et publié sur notre site en 2021, nous introduisions justement notre analyse sur la fenêtre d’opportunité ouverte par la crise du Covid-19, ayant notamment permis la démocratisation et l’émergence de nouveaux modes de travail, tels que le télétravail, les tiers-lieux, ou le flex-office, tous censés nous permettre de réduire la part « subie » de nos déplacements, au cours desquels la mobilité demeure une contrainte. Le terme générique de « démobilité », sous son couvert de néologisme obscur, tire d’ailleurs son origine de ce postulat. Pour rappel, Julien Damon, dans son ouvrage La démobilité : travailler, vivre autrement, en dressait la définition vulgarisée suivante : « la démobilité, c’est moins de kilomètres (par le télétravail, par exemple) et davantage de mobilité douce (à pied et à vélo) ».

Aujourd’hui, un an après la parution de ce premier article, tous les indicateurs semblent justifier une systématisation de cette idée : nécessité de décarbonation des déplacements pendulaires face à l’urgence climatique, tensions accrues dans les transports en commun liées à une dégradation de l’offre de services, et enfin crise énergétique mondiale engendrée par la forte reprise économique suite à la récession liée à la pandémie de Covid-19, largement amplifiée en 2022 par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Plus particulièrement, ce dernier évènement induit une augmentation du coût des déplacements en proportion de l’accroissement des prix de l’énergie, qui touche plus durement les ménages modestes et précaires, déjà plus éloignés de leur lieu de travail et pour lesquels le poste de consommation de l’énergie et des transports constitue une part plus importante du budget que les populations aisées.

 

Institutionnaliser la démobilité

En réponse à ces problématiques transverses, le gouvernement français a pris l’initiative, dans le cadre de son plan de sobriété présenté le 6 octobre dernier, d’encourager les entreprises à pratiquer le télétravail pour prévenir entre autres tout risque de coupure généralisée en France. L’Etat a notamment entrepris à cet effet de montrer l’exemple, en annonçant une indemnisation de télétravail revalorisée de 15 % pour les agents publics. D’après les déclarations de la ministre de la Transition énergétique, Mme Agnès Pannier-Runacher, cette solution devrait permettre de réaliser d’importantes économies d’énergie. Sur un autre plan, l’Agence de la transition écologique (ADEME) a également évalué qu’en télétravaillant depuis chez lui, un actif moyen contribuerait à réduire de 69 % son volume de déplacements par rapport à un jour passé sur son lieu de travail.

Ainsi, au-delà de réduire la part des mobilités contraintes et les dépenses de carburant, la démobilité, à travers l’institutionnalisation du télétravail, s’imposerait donc au premier abord comme une solution viable pour diminuer la consommation énergétique, les locaux des entreprises étant nécessairement moins utilisés, induisant une économie de chauffage, d’éclairage, et d’électricité essentielle au bon fonctionnement des appareils informatiques.

Dans un autre registre, certains bénéfices du télétravail se présentent comme étant purement organisationnels, tels qu’exposés dans une enquête de la fondation Jean Jaurès sur les « pratiques et représentations associées au télétravail en Europe », qui montre qu’il s’impose pour la majorité des actifs comme un progrès en termes de qualité de vie au travail. En effet, 80% des répondants affirment que son usage permet de réaliser des économies financières, 78% estiment qu’il offre davantage d’autonomie, 69% qu’il assure un meilleur équilibre vie professionnelle / vie privée, etc…

 

Le télétravail, un bilan équivoque

Toutefois, les détracteurs du télétravail identifient plusieurs limites à son déploiement et à ses effets. Parmi elles, le constat que le télétravail ne serait efficace du point de vue de la sobriété énergétique qu’à la seule condition où il serait pratiqué de manière coordonnée par l’ensemble des collaborateurs d’une entreprise le même jour de la semaine. L’ADEME a ainsi affirmé qu’une telle mesure permettrait d’obtenir une économie d’énergie de l’ordre de 19%. Dans son discours du 6 octobre, Mme Agnès Pannier-Runnacher a en effet nuancé son propos dans ce sens, en précisant que le télétravail permettait une économie de carburant et donc d’émissions de gaz à effet de serre quelque soit son organisation au sein de l’entreprise, mais qu’il était en revanche beaucoup plus complexe d’évaluer l’impact positif en termes d’économie d’énergie, la consommation à domicile des collaborateurs augmentant nécessairement en parallèle de la diminution aux bureaux. Ainsi, à ce jour, aucune étude ne permet encore de mesurer de manière fiable les « effets rebonds » du télétravail à domicile dans la consommation énergétique des employés.

Dès lors, nous dirigeons-nous vers une généralisation du télétravail avec des jours imposés, le vendredi par exemple ? D’après l’ADEME, une telle généralisation « incluant 18 % des actifs qui deviendraient télétravailleurs permettrait l’évitement quotidien de 3,3 millions de déplacements, soit 42,9 millions de km, un jour de semaine », soit une réduction d’environ 3300 tonnes de CO2 aux heures de pointe un jour de semaine !

Un paradoxe semble se profiler en réponse à une telle interrogation, corroboré par une observation d’ores et déjà visible au niveau des pratiques des télétravailleurs. En effet, le vendredi et le lundi constituent actuellement les jours les plus plébiscités par ces derniers. Cette tendance entraine une saturation des transports en commun les autres jours de la semaine, ce qui rend intrinsèquement les déplacements plus pénibles ces jours-là, allant ainsi à l’encontre même des objectifs de la démobilité. A titre d’exemple, le 20 octobre dernier, la Directrice générale Transilien SNCF, Sylvie Charles, a appelé les salariés à télétravailler d’autres jours que le vendredi et « à mieux lisser sur la semaine les trajets domicile-travail » pour éviter la congestion des lignes de train, illustrant bien là un des effets pervers du télétravail.

 

Des alternatives plus consensuelles ? 

Certaines formes de démobilité semblent néanmoins faire davantage l’unanimité, telle que la démocratisation des horaires flexibles, qui pourrait contrebalancer cette tendance en réduisant notamment le phénomène d’heures de pointe les jours de fréquentation massive des réseaux de transport. C’est aussi le cas plus généralement du flex-office qui, en instituant un système de roulement de la présence des collaborateurs sur site, contribue à diminuer la surface immobilière nécessaire à l’exercice de l’activité d’une entreprise, conjuguant dès lors baisse de la consommation énergétique et réduction des déplacements.

Enfin, le tiers-lieu, en offrant la possibilité aux actifs de travailler dans un environnement professionnel à proximité de leur domicile, renforce la dualité entre démobilité et qualité de vie au travail.

Dans le domaine de l’urbanisme, le modèle de « ville du quart d’heure » s’inscrit précisément dans cette logique de proximité. Pour Carlos Moreno, dépositaire de ce concept, il s’agit d’une ville dans laquelle chaque quartier regrouperait et assurerait les six grandes fonctions sociales : se loger, travailler, accéder aux soins, s’approvisionner, apprendre et s’épanouir, l’ensemble étant par conséquent accessible en moins de quinze minutes. Une telle mutation est à l’évidence très ambitieuse, mais permettrait de revitaliser les centralités rurales et urbaines tout en réduisant les déplacements du quotidien vers des espaces irrationnellement éloignés.

 

L’Essor de la slow mobilité

Toutefois, et nous le rappelions précédemment, la démobilité n’est pas nécessairement synonyme de réduction des déplacements. En effet, à l’heure où l’efficience et la vitesse sont les maitres mots pour qualifier nos trajets et en réponse au contexte d’anxiété généralisé par les crises que nous traversons actuellement, un nouveau concept gagne de plus en plus en popularité : c’est la slow-mobilité. Ce terme, au cœur du guide éponyme développé par ekodev en collaboration avec SGS France, vient redéfinir la notion même de trajet. « Il s’agit d’un état d’esprit dans lequel le déplacement devient une fin en soi, une expérience à part entière qui mérite d’être appréciée au-delà de sa fonction initiale de transit ».  Au-delà des déplacements domicile-travail, cette logique s’applique particulièrement bien au tourisme durable ou « slow tourisme », plus lent, respectueux de l’environnement, rural et de proximité, à l’image des voyages à vélo. Nicolas Dupas, sous-directeur à la DGE, affirmait à ce propos en avril dernier que « le slow tourisme était l’un des avenirs du tourisme en France ».

Ainsi, malgré le préfixe commun que ces deux termes partagent, la démobilité n’est pas nécessairement synonyme de décroissance, et l’irruption de ces crises systémiques peut constituer une véritable opportunité pour l’inscrire de manière pérenne dans nos pratiques dès aujourd’hui. L’enjeu qui demeure reste finalement de déterminer la manière, la rapidité et l’amplitude à laquelle elle se déclinera, tant dans nos modes d’organisation du travail qu’au niveau de nos comportements individuels.

 

Matéo IMARD – Consultant en mobilité durable 

Sources :

  • Pratiques et représentations associées au télétravail en Europe, Flora Baumlin, Romain Bendavid, Enora Lanoe-Danel
  • Ile-de-France : la SNCF appelle les salariés à télétravailler d’autres jours que le vendredi, France Bleu
  • Le télétravail, ça change quoi pour la planète ?, ADEME
  • Interview de Mme Agnès Pannier-Runacher, Vie publique
  • La démobilité : Travailler, vivre autrement, Julien Damon
  • Blog ekodev
  • Le management face aux crises : la représentation d’un sujet défaillant, Bruno Simon

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