Le développement numérique est-il favorable à l’atteinte de vos objectifs climatiques ?
Le déploiement du numérique dans le secteur public est souvent présenté comme un « remède miracle » qui permettrait d’optimiser l’action publique tout en limitant ses émissions de GES. Avec la crise sanitaire, la marche vers « l’administration numérique » s’est emballée et le plan de relance a grandement favorisé la mise à niveau numérique de l’État et des Territoires. Pourtant, les études remettent de plus en plus en cause les espoirs placés dans la transition digitale. En 2020, le Sénat s’alarmait notamment du fait que l’empreinte numérique française pourraient passer de 15 MtCO2eq en 2019 à 24 MtCO2eq en 2040, faisant de ce secteur l’un des seuls à observer une aggravation significative de son bilan carbone sur la même période. Depuis, une loi visant à Réduire l’Empreinte Environnementale du Numérique a été promulguée. Celle-ci oblige notamment les collectivités de plus de 50 000 habitants à se doter d’une stratégie « numérique responsable » d’ici au 1er janvier 2025.
Comment interpréter cette double injonction ? Le digital peut-il effectivement contribuer à la réduction des émissions dans le secteur public ?
Les usages du numérique dans le secteur public
Au même titre que dans le reste de la société, les outils numériques se sont largement diffusés dans les collectivités territoriales. En plus des initiatives propres à chacune, les collectivités territoriales suivent un programme national de développement concerté qui encadre et fixe des échéances pour le déploiement d’applications spécifiques, contribuant à l’avènement de « l’administration numérique ».
Deux grandes catégories d’usage peuvent être identifiées dans l’administration : le « back office » et le « front office ».
- Le « back office » correspond aux usages permettant l’optimisation du fonctionnement interne de la collectivité et l’amélioration du pilotage de son activité. Il s’agit par exemple du développement des outils numériques collaboratifs ou le recours à des systèmes d’information permettant une meilleure gestion interne (ex : comptes publics, masse salariale, données, etc…).
- Le « front office » correspond aux usages permettant l’automatisation des procédures administratives et la digitalisation des relations avec les usagers. Il s’agit notamment de la gestion des demandes d’autorisation d’urbanisme, des services de paiements en ligne ou encore la conduite de processus de concertation.
Ces deux usages peuvent générer plusieurs types d’externalités positives en matière de réduction des émissions de GES en influant sur les flux physiques qui font l’administration. La numérisation des procédures et des interactions peut d’abord conduire à la substitution des consommations de biens matériels (papier, fournitures de bureau, etc.). Aussi, elle peut contribuer à la réduction des déplacements des agents de la fonction publique (domicile-travail et déplacement professionnel), ainsi qu’à ceux liés à l’accueil des usagers des services publics, un poste d’émission trop peu souvent pris en compte dans les bilans carbone des acteurs publics. Enfin, la numérisation de l’administration peut générer des effets plus systémiques comme la réduction des besoins fonciers découlant notamment du regroupement de certains guichets d’accueil du public.
Comprendre les impacts d’un secteur invisible, mais matériel
Contrairement à certaines idées reçues, la miniaturisation des équipements ou l’effet de dissimulation des technologies sans fil ne sont pas synonymes d’immatérialité. Selon Green-IT, la masse des équipements numériques français représente environ 7 millions de tonnes, soit près de 700 tours Eiffel. Ainsi, l’impact carbone du numérique se mesure en deux dimensions : l’étape du cycle de vie (fabrication > utilisation > fin de vie) et le type d’équipement (terminaux > infrastructures de réseaux > centres de données)
D’après Green-IT, il se répartit en France de la façon suivante :
Fabrication | Utilisation | |
Terminaux | 76% | 8% |
Réseaux | 5% | 5% |
Centre de données | 2% | 4% |
Total | 83% | 17% |
Ces valeurs nous montrent qu’une part considérable des émissions de GES liées au numérique français est attribuée à la fabrication des terminaux. En effet, la consommation d’une électricité largement décarbonée est favorable à la diminution du poids de l’utilisation dans l’architecture numérique actuelle. En outre, la tendance à l’agrandissement des écrans et la fréquence très élevée de renouvellement des terminaux détériorent considérablement leur bilan. À titre d’exemple, la durée de vie d’un smartphone moyen ne serait que de 23 mois.
Quels bénéfices globaux tirer de la digitalisation dans les collectivités ?
Apporter une réponse claire et définitive à cette interrogation est une tâche ardue. Mieux vaut le dire dès maintenant, cet article ne saurait le faire. Le numérique se caractérise par un grand niveau de complexité et l’allocation de ses impacts pâtit de plusieurs problèmes fondamentaux : difficulté d’accès aux données, forte rapidité de l’évolution des technologies, existence d’effets systémiques et d’effets rebonds, etc. Les études existantes portent très souvent des biais méthodologiques importants et parviennent difficilement à appréhender la globalité du sujet. Toutefois, des tendances peuvent être identifiées et certains usages semblent être plus vertueux que d’autres.
Le télétravail, d’abord, correspond certainement à l’usage numérique le mieux documenté. Dans un webinaire organisé par ekodev, l’ADEME nous rappelait que la réduction des trajets domicile-travail permise par le télétravail semble avoir un effet global positif, en dépit des nombreux effets rebonds. Ses bénéfices sont maximisés lorsque couplés à une organisation des bureaux sous un format « flex-office » induisant une diminution de la surface de bureau par agent. Bien qu’il faille relativiser le potentiel de développement du télétravail dans les collectivités territoriales (dont bon nombre d’agents ont des fonctions de terrain, par exemple les services techniques), il s’agit donc bien d’un usage numérique au service de la transition carbone.
Mais les résultats des analyses portant sur les autres pratiques de dématérialisation sont moins unanimes. Pour ce qui est des procédures administratives, l’objectif inscrit dans le plan « Action publique 2018-2022 » de les dématérialiser à 100% pourrait être associé à un potentiel limité de réduction des déplacements. En effet, il existe une part incompressible d’usagers ayant besoin de se déplacer dans les guichets administratifs, par exemple pour bénéficier d’un appui à la déclaration en ligne. Par ailleurs, le regroupement de ces guichets dans les lieux de centralités pourrait augmenter les distances parcourues par ces mêmes usagers. Finalement, cet effet rebond pourrait se cristalliser dans les zones isolées où la fracture numérique renforce les besoins d’accompagnement physiques, mais où les distances parcourues deviennent les plus importantes en cas de regroupement des guichets.
Dans un autre registre, le développement du numérique dans les écoles pourrait avoir un impact encore plus limité voir négatif puisque ne venant pas nécessairement limiter les déplacements des usagers, mais seulement l’utilisation de consommables. En effet, l’expérience forcée de l’éducation à distance depuis le début de la crise sanitaire aura montré que ce mode d’enseignement n’a pas vocation à devenir la norme. Or, la réduction de la consommation de manuels imprimés et de fournitures scolaires ne garantira pas une réduction des émissions si elle est associée à un déploiement massif de nouveaux terminaux et systèmes d’information auprès des élèves, dans les établissements ainsi que dans les foyers (ex : tablettes, tableaux interactifs, environnements numériques de travail, etc.).
La nécessite d’opérer un virage rapide vers le numérique responsable.
In fine, la contribution nette du numérique à la transition carbone reste largement à démontrer, au cas par cas, et en prenant garde aux nombreux effets rebonds. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause des orientations de politiques publiques ayant d’autres intérêts économiques, pédagogiques ou sociaux. Mais le numérique ne peut pas être le seul secteur se soustrayant à la nécessaire baisse continue de nos émissions qui doit être de 6% par an pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Pour garantir l’atteinte de ces objectifs, il est donc primordial que les collectivités contribuent au virage rapide vers un numérique responsable. Pour cela, elles disposent de leviers d’action significatifs et peuvent :
- Étudier précisément l’empreinte carbone de leurs outils numériques ;
- Questionner les impacts liés au développement de nouveaux systèmes d’information ou de nouveaux usages fonctionnels ;
- Développer des pratiques internes de sobriété des usages, de mutualisation des systèmes d’information et d’écoconception des services informatiques ;
- Activer le levier de la commande publique durable et stimuler les filières du recyclage et du réemploi ;
- Porter des initiatives à vocation territoriale pour embarquer les acteurs locaux dans la dynamique du numérique responsable.
Sources :
- ADEME. (2016). Potentiel de contribution du numérique à la réduction
- ADEME. (2020). Etude sur la caractérisation des effets rebonds induits par le télétravail
- DCANT. (2020). Échéancier des démarches de dématérialisation s’appliquant aux collectivités territoriales
- Gouvernement. (2020). Dossier de presse – France relance
- Maurey, H., Chaize, P., Chevrollier, G., & Houllegatte, J.-M. (2020). Rapport d’information sur l’empreinte environnementale du numérique
- Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire. (2020). Stratégie Nationale Bas Carbone
- Shift Project. (2021). Décarbonner l’administration publique
Alex NAVUCET – Consultant Énergie Climat