François Lasserre est un entomologiste multi-casquettes : auteur, vulgarisateur, professeur autour de l’éducation à l’environnement et vice-président de l’OPIE (Office Pour les Insectes et leur Environnement). Il est également formateur autour des insectes et de la biodiversité.
A l’occasion d’un entretien passionnant, Pauline Herrmann, cheffe de projets biodiversité et Louise Lenot, consultante biodiversité, ont abordé avec François Lasserre le rôle crucial des insectes sur la biodiversité.
Quelles sont les raisons qui vous ont amenées à travailler dans ce domaine ?
Après avoir commencé à travailler sur les mammifères, notamment sur les singes non-humains au Gabon, j’ai par la suite consacré mes travaux sur le monde des insectes qui manquaient à mes yeux de visibilité auprès du grand public et de défenseurs face aux menaces qui pèsent sur eux et à la hauteur de leurs univers insoupçonnés !
Ils sont partout autour de nous et en plus grand nombre que les mammifères qui dépendent d’eux pour leur survie. Malgré cela, trop peu d’initiatives et de financements soutenaient leur protection, raison pour laquelle je m’attache désormais à vulgariser et sensibiliser tous les publics.
Quelles sont les contributions des insectes ? En quoi sont-ils essentiels au bon fonctionnement des écosystèmes ?
Nous comptons plus d’un million d’espèces d’insectes dans le monde. Mis à part leur seule caractéristique commune de disposer entre autres de 6 pattes articulées à l’âge adulte, on ne peut pas porter de généralités à leur sujet concernant leurs actions sur l’environnement ou leur comportement. Des différences significatives opposent par exemple une mante religieuse, d’un moustique ou d’une libellule.
Excepté le milieu marin où l’on trouve plutôt leurs proches cousins les crustacés, les insectes occupent l’intégralité des espaces sur Terre et participent à la pollinisation, procédé essentiel à la fécondation des plantes et au développement des arbres, des fruits et des légumes par extension. Inversement, les insectes des fleurs n’existeraient pas en absence de fleurs : on parle d’une coévolution. Les insectes sont responsables de la pollinisation d’environ 80% des plantes à fleurs. Ils nourrissent un nombre colossal d’animaux : oiseaux, amphibiens, lézards, serpents, poissons… et participent à la fertilisation des sols et au recyclage de la matière organique qui tombe au sol (feuilles mortes, bouts de bois…).
Notre espèce omnivore profite de façon indirecte des insectes en grande partie grâce à la pollinisation : entre 30 et 40% de notre alimentation est dû au rôle des insectes. En leur absence, notre nourriture serait moins abondante et moins riche, et les paysages qui nous entourent moins diversifiés.
Cependant, cette notion d’« utilité » repose sur un paradigme anthropocentré dans la mesure où les humains ont un poids écologique fort et une forte tendance d’expliquer systématiquement toute chose selon son unique point de vue. Il est important d’atténuer cette vision pour une plus grande compassion. L’écologie gagnerait à être centrée sur le vivant et moins sur les humains. Même si certains insectes n’ont aucune utilité pour nos besoins, veut-on vraiment d’un monde peu diversifié, d’une nature fade, de paysages monotones ? En réalité, la diversité entraîne la diversité : la diversité des fleurs entraîne la diversité des insectes, qui entraine elle-même la diversité des végétaux, ce qui constitue parfois un cercle vertueux pour les écosystèmes.
Les humains, espèce envahissante dont l’existence n’est pas menacée, a un fort impact sur son environnement et se préoccupe naturellement de sa survie en utilisant celles des autres espèces : si ce discours prônant la protection mutuelle s’appliquait à l’ensemble du vivant, l’humain s’attacherait à cohabiter le plus possible avec les êtres qui l’entourent et à les préserver au maximum. De nos jours, grâce à la diffusion progressive des enjeux autour de l’environnement et du vivant, la société a de plus en plus conscience que la biodiversité est en danger, que les insectes disparaissent progressivement, que les abeilles sauvages et autres pollinisateurs sont bien plus rares : à nous d’entamer des actions concrètes pour la préservation du vivant ou de sensibiliser nos contemporains les plus sceptiques.
Quels sont les freins à la prise en compte des insectes aujourd’hui ?
L’humain a d’autant moins de considération pour les insectes qu’il exploite encore des mammifères sentients* pour son plaisir alimentaire personnel, bien qu’il soit de plus en plus empathique avec les autres espèces. Et il est biaisé de se faire une image des insectes à partir d’une minorité qui nous ennuie : une mauvaise expérience avec un moustique, une mouche ou une guêpe entraîne une stigmatisation à l’encontre de leur espèce au global et des généralités erronées.
En effet, les insectes susceptibles de nous ennuyer représentent une minorité (environ 5% des insectes parfois). Pour chacun.e de nous par exemple, seulement 20 à 30 espèces peuvent nous ennuyer, contre 40 000 à 50 000 au total qui vivent en France. De plus, tous les moustiques ne nous piquent pas et jouent même un rôle crucial au sein de leur écosystème : pollinisation, fertilisation et nettoyage de l’eau, alimentation des poissons ou libellules, etc. De même, les guêpes ne sont pas agressives naturellement et sont même pollinisatrices, avec les mouches, souvent des fleurs qui ne sont pas pollinisées par les abeilles. Elles sont de plus prédatrices, alors avec nos critères subjectifs elles seraient plus importantes que les abeilles d’un point de vue écologique. Et de manière générale, tous les insectes se déplaçant sur des fleurs participent à la pollinisation : on en compte plus de 10 000 espèces.
Les insectes sont encore associés à la saleté dans nos esprits. Or, certains ont une fonction de nettoyage de leur environnement, comme les mouches. La scène d’un asticot qui décompose un cadavre est spontanément peu ragoutante alors qu’il assure en fait son recyclage et sa disparition. Je parle encore ici de “rôle”, mais aucune entité divine n’en a distribué au vivant, c’est nous qui leur attribuons lorsque cela nous arrange ou que notre survie en dépend.
Tous ces stéréotypes que l’on porte à leur encontre leur confèrent souvent une image péjorative et encourage guère à soutenir leur cause, et alimentent même un favoritisme entre les espèces d’insectes. Historiquement, même les naturalistes et entomologistes s’intéressaient davantage aux papillons, raison pour laquelle on a d’abord répertorié plus d’espèces de papillons que n’importe quelle autre espèce d’insecte et qu’ils sont en très grand nombre dans la liste d’insectes protégés en France. Cette inégalité de traitement n’est aucunement fondée sur la réalité du terrain, mais seulement à un intérêt historiquement plus fort des spécialistes des insectes aux papillons.
Le rapport que l’on a aux insectes est culturel : nous baignons dans une société arachnophobe, « abeillo-phile » et « oiseau-phile » (et encore, les mésanges ok, pas toujours les pigeons!). Contrairement à notre culture qui associe le frelon à une espèce dangereuse (alors qu’ils sont inoffensifs si on ne s’approche pas du nid), certaines cultures n’en ont aucune crainte. Il est souvent utile de déconstruire ces idées reçues pour avoir un rapport plus sain avec les insectes. Cependant, lorsque la crainte est irrationnelle, cela nécessite plus de démarche, d’où les différentes approches pédagogiques en éducation à l’environnement.
Comment concrètement agir sur le terrain pour préserver les insectes et autre microfaune ? Pour une entreprise, quels seraient selon vous, les leviers d’actions pour y contribuer à son tour ?
Les études portant sur la disparition des insectes montrent à ce jour que les principales raisons de leur raréfaction sont notre occupation des terres que l’on rend très pauvres en gîte et couverts pour la biodiversité ainsi que leur traitement avec des produits efficaces contre les insectes. En ce qui concerne l’agriculture, le système de production majoritairement utilisé est celui de la monoculture (colza et maïs par exemple), qui consacre toutes les terres disponibles à la plantation d’un même type de culture et qui ne favorise le développement que de certaines espèces associées à ces plantes ou à ce type de milieu. Jusque-là, on a toujours lutté contre les espèces que l’on considérait “nuisibles”, mais l’effet rebond a été la disparition de beaucoup d’autres espèces.
La diversité apparaît en présence de nourriture (végétaux et autres animaux) et de logement (diversité des habitats et micro-habitats) car tous les insectes sont très spécifiques et n’ont pas les mêmes besoins. A l’échelle des sites d’entreprises, mettre en place des refuges ou des gîtes est pertinent lorsque le milieu est couvert et est le plus diversifié possible. Il est recommandé de déployer plus de diversité végétale (de façon naturelle ou artificielle) qui attireront des insectes, donc plus d’espèces associées aux végétaux et aux insectes (oiseaux, petits mammifères…), et ainsi plus de diversité.
L’interventionnisme est cependant à questionner : l’idée de mettre en place des aménagements artificiels, comme des plantes rocailleuses ou aromatiques, peut fonctionner pour stimuler la diversité, avoir une palette d’insectes plus large (apparition d’insectes aquatiques après la création d’une mare artificielle par exemple) mais ne pas intervenir dans un milieu est souvent bénéfique (c’est-à-dire laisser le vivant revenir de lui-même). Nettoyer les espaces revient à supprimer des habitats : les feuilles mortes, bouts de bois ou fleurs fanées sont aussi des lieux d’habitats et des sources de nourriture. Quand la cohabitation entre humains et insectes est trop compliquée, il est intéressant de dédier des espaces ou sanctuaires où l’on n’intervient pas.
Moins on entretient un espace, ou qu’on le gère écologiquement, meilleur sera le développement des micro-habitats. Plus on l’exploite et on l’uniformise, moins il y aura d’espèces.
Il n’y a pas de solution miracle pour préserver les insectes, mais un premier pas pour nous est de faire preuve d’altruisme et d’empathie en pensant aux non-humains (au moins ceux qui sont sympas) et non uniquement à l’humain. Faire attention à l’autre, c’est aussi mieux assimiler ce que l’on sait aujourd’hui, qu’il n’y a pas de hiérarchie entre espèces, qu’elles ressentent de la douleur, qu’elles ont des cultures, des émotions subjectives, voire que des bourdons jouent à la balle ! … La compassion avec les insectes c’est en somme faire de la science appliquée.
« Etant donné que les mammifères sentients* sont comme nous et que l’on écourte leur vie pour faire du jambon, c’est parfois bien compliqué de faire bouger les choses pour une mouche » – François Lasserre
*Sentient : qui est doté de sensibilité et d’émotions subjectives
Pauline Herrmann, Cheffe de projets biodiversité, Louise Lenot, consultante biodiversité & Charlie Braillon, consultant biodiversité