Un nouveau modèle d’entreprise
A l’heure où la société civile attend de plus en plus des entreprises qu’elles s’engagent et prennent leurs responsabilités face aux pressants défis socio-environnementaux, un nouveau modèle d’entreprise émerge : celui de l’entreprise contributive, à impact, de l’entreprise qui résout les problématiques sociétales au lieu d’en être la source. Cette conception est depuis 2019, reconnue par la loi française à travers la raison d’être et la qualité de société à mission.
Société à mission, raison d’être : de quoi parle-t-on ?
Société à mission
Promulguée le 22 mai 2019, la Loi PACTE relative à la croissance et à la transformation des entreprises a modifié la définition juridique de l’entreprise dans le Code Civil en adjoignant à son objet social, la notion d’intérêt social et la prise en compte des enjeux extra-financiers de l’activité (Article 1833 alinéa 2 du code civil). Elle a ainsi introduit un nouveau concept dans le droit français ; celui de qualité de société à mission (Article 176 de la loi PACTE). Un modèle d’entreprise hybride permettant aux sociétés commerciales françaises qui le souhaitent, de se doter d’une mission, c’est-à-dire d’une finalité d’ordre social et/ ou environnemental, en plus de leur but lucratif. Les entreprises sont ainsi invitées à réfléchir à leur contribution sociétale en définissant une raison d’être et des objectifs sociaux et environnementaux qu’elles inscriront dans leurs statuts. Il s’agit pour les entreprises de s’engager aux yeux de tous (et notamment de leurs parties prenantes) mais surtout devant la loi, à répondre aux enjeux socio-environnementaux liés à leurs activités. Ne correspondant pas à un statut en tant que tel mais bien à une qualité venant s’agréger à la forme juridique initiale de l’entreprise, on parle de qualité (et non de statut) de société à mission.
Raison d’être
La notion de raison d’être est née suite à une modification en mai 2019 de l’Article 1835 du code civil dans le cadre de la loi PACTE. La raison d’être précise le projet collectif de long terme de l’entreprise. Elle désigne la façon dont l’entreprise entend jouer un rôle dans la société au-delà de sa seule activité économique. Véritable colonne vertébrale de l’entreprise, elle donne ses grandes orientations stratégiques en la guidant au regard de ses enjeux sociaux et environnementaux. Contrairement à la raison sociale, la raison d’être est optionnelle. Elle est néanmoins indispensable pour pouvoir adopter la qualité de société à mission. Dans leur rapport à l’origine de la loi PACTE (L’entreprise, objet d’intérêt collectif, mars 2018), Jean- Dominique Senard et Nicolas Notat la définissent par ces mots : “ La raison d’être permet de joindre le passé au présent ; c’est l’ADN de l’entreprise. Elle n’a pas de signification économique, mais relève plutôt de la vision et du sens”.
Un questionnement plus profond sur le rôle que doit jouer l’entreprise dans la société
En reconnaissant officiellement la notion d’intérêt social dans la définition de l’entreprise et donc son rôle dans la société, la loi PACTE invite à un changement de paradigme. Elle incite les entreprises à revenir à l’essence même de leur activité, à repenser leur place dans la société, et à s’interroger sur leur rôle intrinsèque au sein de l’environnement dans lequel elles s’inscrivent.
Adopter la qualité de société à mission, c’est dépasser ce modèle capitalistique devenu archaïque de l’entreprise friedmanienne qui ne serait là que pour faire du profit. C’est placer la poursuite de sa ou ses missions sociétales au même plan que ses objectifs financiers. C’est chercher à concilier la recherche de performance économique avec la contribution à l’intérêt général. Une démarche transformative incitant l’entreprise à repenser sa stratégie de façon à avoir un impact positif sur la société et l’environnement, au-delà de la simple limitation de ses externalités négatives.
Adopter la qualité de société à mission : quelles implications ?
Pour se doter de la qualité de société à mission, 5 conditions sont requises (Article 210-10 du code du commerce).
La formulation d’une raison d’être précisée dans les statuts (Article 1835 du code civil)
La loi PACTE permet à toute entreprise de modifier librement ses statuts afin d’ajouter sa raison d’être. Une phrase ou un paragraphe, quelques lignes en somme, qui définissent l’identité de l’entreprise, sa mission et sa contribution aux enjeux du développement durable.
Une phrase qui vient aussi traduire une vision à long terme, une ambition d’intérêt général et la ligne directrice de l’entreprise. Ainsi, elle ne doit pas se réduire à un slogan impactant tout droit sorti d’une campagne marketing, mais bien être mise au service de la transformation de l’entreprise. Souvent issue d’un processus d’intelligence collective, la raison d’être doit être partagée par tous et diffusée au sein de l’organisation, faisant d’elle une source d’inspiration fédératrice pour les collaborateurs.
La définition d’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux
Une fois formulée, la raison d’être doit être incarnée par des objectifs sociaux et environnementaux que se fixe officiellement l’entreprise en les inscrivant, eux aussi, à ses statuts. Ils sont obligatoires et indispensables à l’opérationnalisation de la mission. Tout l’enjeu de ces objectifs statutaires est qu’ils soient suffisamment engageants tout en restant réalistes. La formulation des objectifs ne fait l’objet d’aucune précision dans la loi PACTE, si bien qu’ils peuvent être aussi bien quantitatifs que qualitatifs.
Les objectifs chiffrés sont un gage d’engagement supérieur mais revêtent un caractère plus contraignant et obligent l’entreprise à changer ses statuts régulièrement pour les réactualiser. Elle peut néanmoins trouver un arbitrage en optant pour des objectifs qualitatifs dans ses statuts, tout en définissant des objectifs opérationnels quantitatifs dans sa feuille de route afin de bien pouvoir suivre l’avancée de sa mission et en faciliter la vérification. La feuille de route opérationnelle, qui découle des objectifs statutaires, est le plan d’action de l’entreprise pour atteindre la mission qu’elle s’est donnée.
Des modalités de suivi de l’exécution de la mission
Les entreprises aspirant à la qualité de société à mission doivent constituer un comité de mission, nouvel organe de gouvernance introduit par la loi PACTE. Le comité de mission a un rôle clé : il suit et évalue la bonne exécution de la mission définie dans les statuts juridiques de l’entreprise. Il s’assure ainsi que chaque décision prise prend bien en compte les objectifs statutaires et, il vérifie et atteste de l’avancement de la mission en présentant notamment un rapport annuel de mission, joint au rapport de gestion.
Le comité de mission doit être distinct des organes sociaux de la société et composé d’au moins un salarié. Par souci de représentativité, il est recommandé de constituer un comité équilibré entre parties prenantes internes et externes. Aucune durée de mandat n’est définie par la loi mais le comité doit être disposé à s’engager et s’impliquer dans la durée, sans pour autant être rémunéré pour cela. Les entreprises de moins de 50 salariés peuvent, quant à elles, se contenter d’un référent de mission (salarié ou non de l’entreprise).
Une déclaration auprès du greffe du tribunal de commerce
Toutes les entreprises commerciales, quelle que soit leur forme juridique, peuvent se réclamer de la qualité de société à mission. Ne s’agissant pas d’un nouveau statut mais d’une simple qualité (semblable à un label), elles n’ont pas besoin de changer de structure juridique. Une fois ses statuts modifiés selon les trois conditions précédentes, la société déclare simplement sa qualité de société à mission au greffier du tribunal de commerce pour publication au RCS.
Les nouvelles entreprises peuvent même directement se créer avec la qualité de société à mission inscrite dès le début dans leurs statuts, faisant ainsi d’elles des « mission natives ». Une démarche érigeant la création d’entreprise en véritable levier pour répondre aux défis sociétaux de notre époque.
La vérification par un tiers de la poursuite des objectifs
Une fois la qualité de société à mission adoptée, l’entreprise dispose de 18 mois pour faire intervenir un Organisme Tiers Indépendant (OTI), dont le rôle est de vérifier la bonne exécution des objectifs sociaux et environnementaux que l’entreprise a inscrits dans ses statuts. Cette vérification a lieu au moins une fois tous les 2 ans et aboutit à un avis de l’OTI, joint au rapport de mission.
L’OTI évalue l’entreprise selon les éléments suivants :
- si la société respecte ou non les objectifs qu’elle s’est fixés ;
- si tous les moyens sont mis en œuvre pour atteindre les objectifs ;
- le cas échéant, les raisons pour lesquelles les objectifs n’ont pas été atteints
En cas de non atteinte des objectifs, une procédure de retrait de la qualité de société à mission peut être engagée. Ce dispositif d’évaluation permet de limiter les risques de « missionwashing ». L’enjeu pour l’OTI est de transcender sa traditionnelle approche de contrôle pour travailler, collaborer davantage avec l’entreprise et la challenger.
Pourquoi se lancer dans une telle démarche ?
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Pour donner du sens à son projet d’entreprise
La qualité de société à mission est un formidable levier de transformation pour les entreprises, l’occasion de s’inscrire dans une démarche vertueuse et de donner du sens au projet de l’entreprise.
Aujourd’hui plus que jamais, les travailleurs sont en quête de sens : c’est même la première aspiration des actifs qui sont 70% à souhaiter trouver plus de sens dans leur travail selon une étude Harris Interactive menée en juillet 2021. Une tendance qui s’est vue exacerbée avec la crise sanitaire. Adopter cette qualité, c’est donc pour l’entreprise une manière d’engager et de fédérer ses collaborateurs autour de valeurs communes, mais aussi d’attirer des talents en répondant à leurs aspirations profondes.
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Pour crédibiliser ses engagements
Au même titre que l’obtention de certains labels ou certifications, la qualité de société à mission est une manière de gagner en crédibilité dans sa démarche RSE et de se fixer des objectifs ambitieux. Le fait d’inscrire ses objectifs dans ses statuts et l’opposabilité aux tiers sont des gages d’engagement fort de la part de l’entreprise qui est alors contrainte par la loi de réaliser la mission qu’elle s’est fixée. Ce modèle français de l’entreprise à mission (d’autres initiatives semblables existent notamment aux Etats-Unis et en Italie, deux pays qui ont été précurseurs dans la démarche), a trouvé un écho dans un mouvement international : Bcorp (Benefit Corporation) qui intègre aussi dans ses exigences de certification la modification des statuts.
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Pour renforcer le dialogue avec ses parties prenantes
La constitution du comité de mission pousse à instaurer un dialogue structuré avec ses parties prenantes à la fois internes et externes. Cela génère de la créativité et de l’innovation.
Les sociétés à missions peuvent aussi communiquer et collaborer entre elles. Une bonne opportunité de fédérer et de créer une communauté d’entreprises à impact. Il existe déjà à ce titre, une communauté des entreprises à mission.
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Pour jouir d’un avantage concurrentiel
Obtenir la qualité de société à mission améliore inévitablement l’image de marque de l’entreprise et donc sa performance économique. Dans une société où le caractère responsable prend une place croissante dans la décision d’achat des clients, une entreprise qui s’engage publiquement à contribuer à l’intérêt général, se démarque nécessairement.
Comment réussir cette démarche et en faire un levier d’impact positif ?
L’adoption de la qualité de société à mission étant fortement engageante pour l’entreprise, il convient de s’assurer de ne pas tomber dans certains écueils inhérents à ce statut hybride.
- Formuler une raison d’être et une mission relativement précises et ciblées : pour éviter les risques de greenwashing, il faut veiller à ne pas choisir une raison d’être trop floue ou une mission trop vague qui résulteraient en des engagements imprécis et donc difficilement évaluables.
- Y consacrer du temps : Acquérir la qualité de société à mission est une démarche chronophage et couteuse pour l’entreprise (réunions, préparations etc). Un travail de réflexion approfondi qui implique que le dirigeant y dédie du temps et de l’énergie pour que cela fonctionne.
- Se fixer des objectifs engageants mais réalistes : le non-respect de la mission et des objectifs statutaires pouvant entraîner le retrait de la qualité de société à mission et par là même un risque réputationnel, il est important de rester vigilant sur la formulation des objectifs et de trouver le juste équilibre entre réalisme et engagement suffisamment ambitieux.
- Embarquer ses parties prenantes dans la démarche : la raison d’être et la mission doivent être définies en concertation avec les parties prenantes (collaborateurs, actionnaires etc). Leur implication et leur adhésion sont absolument clés pour réaliser la mission de façon pérenne. Le comité de mission est l’occasion de les maintenir engagés dans la démarche de contribution sociétale de l’entreprise.
- S’inscrire dans une trajectoire de transformation : adopter une mission n’est pas un engagement à prendre à la légère, surtout lorsque l’entreprise n’en était pas dotée initialement. Pour s’assurer d’atteindre ses objectifs statutaires, il faut engager une véritable démarche transformative qui n’est possible qu’avec une direction convaincue.
En modifiant la définition de l’objet social de l’entreprise dans le code civil, la loi PACTE a révolutionné la manière de penser l’entreprise. Elle a introduit une nouvelle vision de la réussite, non plus cantonnée à l’atteinte d’objectifs financiers, mais désormais aussi subordonnée à l’accomplissement de finalités sociale et environnementale. Aux entreprises de se saisir de cette évolution législative pour faire, à l’image du colibri, leur part dans une société confrontée à des défis sociaux et environnementaux majeurs. C’est toute la vocation de la qualité de société à mission : transformer l’entreprise pour transformer la société.
Mélanie HALLERY, Consultante RSE